VEF Blog

J’aimais bien les histoires qu’elle racontait lorsque nous avions froid. Juste pour oublier que notre peau desséchée nous faisait souffrir. Sa petite voix prononçait des mots que nous ne comprenions pas ; des mots très anciens disait-elle. Il y avait des phrases mystérieuses qui ne voulaient rien dire, mais qui nous plongeaient dans un univers fantastique. L’une d’elle me ravissait et souvent je lui demandais de la répéter encore et encore :

« En été, lorsqu’il faisait très chaud, certains branchaient des ventilateurs et les plus riches, des climatiseurs. »

Ho quels mots mystérieux : été, chaud, ventilateurs, climatiseurs.

Et elle poursuivait avec une petite voix chevrotante :

«  Un soir, sous un châtaigner, il a pris ma main et m’a dit : je t’aime. »

Un châtaigner ! Quelle sonorité ! Quel mystère était caché dans ces syllabes inconnues ?

Moi, je la regardais et je tentais de répéter ce mot difficile : je tême. Avec un petit sourire amusé elle corrigeait ma phrase : je t’aime. Alors curieux comme un petit artéfact capricieux, je lui demandais de m’expliquer ces mots. Chaque fois elle se raidissait comme une planche vermoulue et me disait que certains mots étaient interdits. Pour me faire oublier mon petit chagrin naissant, elle me décrivait ensuite, un petit être poilu qui courait avec elle parmi les herbes, en écrasant parfois les renoncules jaunes. C’était son chien, qu’elle aimait par-dessus tout.

« Hooooo, mais c’était quoi un chien ? Et renoncule ça veut dire quoi ? »

Elle soupirait et me disait, que si elle avait un crayon et du papier, elle m’aurait bien dessiné toutes ces choses mystérieuses. Crayon ? Papier ? Elle embrouillait tout ! Encore et encore des mots incompréhensibles. Elle ne se lassait pas de nous raconter ces légendes fantastiques qui peuplaient un monde imaginaire. Elle poursuivait encore, comme pour nous rassurer et pour nous protéger :

«  Quels délices les glaces à la fraise que nous faisions fondre dans notre bouche. »

Elle nous inondait de mots impossibles : fraise ? Bouche ?

Elle voulut bien, nous expliquer ce qu’étaient des fraises, mais refusa obstinément de parler du mot « bouche ». Je compris bien, que la bouche devait être un mot tabou, qu’il était interdit de le prononcer et elle ajouta comme pour clore définitivement le sujet : «  c’est comme l’oreille… »

Il y eut  un grand silence entre nous. C’était l’heure du repas. Elle enduisit sa main d’une épaisse couche de gelée et massa pendant plusieurs minutes notre peau située au dessous des cinq petits trous qui nous permettaient de respirer. Elle murmura « l’ancien emplacement de la bouche. »

Un geste déconnecté de la réalité : pour nous nourrir, elle aurait bien pu faire pénétrer les principes nutritifs de la gelée, au niveau de notre bras unique ou de cette espèce de trident de muscles qui nous permettait de nous déplacer…

                                                                                                                      Prof83.