-----J’étais arrivé, tant bien que mal, à éviter tout contact avec mes voisins en élaborant une stratégie digne du général Marc Antoine(1). Mais il y avait un autre lieu autrement plus dangereux que l’immeuble : c’était le supermarché. Un lieu obligé comme on dit. J’y allais deux fois par semaine, vu que j’aime les produits frais et que je n’avais pas de congélateur. Dans cet endroit aussi périlleux que le Bronx(2) à minuit, rempli de personnes bizarres qui vous regardent de travers, où le danger pouvait survenir à chaque coin de rayon, je voulais me rendre méconnaissable en revêtant une tenue de camouflage : feutre, lunettes de soleil, long manteau presque kaki, un véritable retraité du Viêt-Nam. Mon caddie, c’était mon char d’assaut, je fonçais dans la foule des clients sans regarder, saisissant au passage les articles dont j’avais besoin. Pour aller vite, je ne regardais pas sur les étiquettes, l’origine des produits que j’achetais. Je triais en arrivant chez moi et c’était un vrai massacre :
- les avocats du Mexique, à la poubelle,
- les bananes de Côte d’Ivoire, à la poubelle,
- les escargots de Bourgogne de Roumanie, à la poubelle,
- les tomates de Belgique, à la poubelle,
- le thon à l’huile d’olive de Sumatra, à la poubelle.
Mais bon sang, il n’y avait rien de français dans mes achats ? Si, peut-être, cette brosse à dents qui paraissait sympathique. Pas pour longtemps ! Elle fit un saut périlleux dans la poubelle, quand je vis avec une loupe cette inscription qui me brisa le moral : made in India. Que des produits exotiques ne soient pas français, ça je l’admets, mais que des tomates soient importées de Belgique, alors qu’en Provence (France) il y en a de si belles, ça c’est inadmissible !
Finalement, la soirée de Monsieur Coqualo me coûtait bien cher.
Monsieur Coqualo, je l’avais oublié celui-là, quand je le vis de loin dans le rayon parapharmacie. « Damned(3) ! » me dis-je en tournant les talons avec la furieuse envie de me défaire de mon caddie n’importe où, comme la miséreuse qui abandonnait son bébé dans un couffin devant la porte d’une église au XIX ème siècle.
Ouf, j’avais terminé d’acheter l’essentiel et j’étais devant la caisse où il me semblait que la queue était la moins longue. Je me faisais des illusions car :
- la caissière était atteinte de logorrhée(4) chronique : elle discutait avec sa copine de la caisse voisine,
- un vieux monsieur avait oublié le code de sa carte bancaire,
- une dame avait omis de peser ses légumes sur la balance automatique etc…
La routine, quoi !
Et mon tour arriva ; j’étais presque sauvé, j’étais sur la chaloupe qui s’éloignait du bateau qui sombrait, quand une main s’abattit sur mon épaule gauche. C’était la main du diable. C’était la main de Monsieur Coqualo !
Il était derrière moi !...Il était content de me voir, pas moi !
« Ah comme on se retrouve ! » dit-il avec une voix forte. « Vous vous êtes esquivé l’autre lundi lors de la soirée de mon coming-out(5) ! » Il avait un air plus vicieux que malicieux. Il se racla la gorge et ajouta : « Et vous avez disparu dans les toilettes en même temps que Pipo ! » J’étais devenu plus vert que les concombres du Chili acheté par le client précédent.
Les gens commençaient à nous regarder ; j’avais honte ! Parmi eux, il pouvait y avoir des parents d’élèves qui me connaissaient.
Je voulus répliquer : « Mais vous faites erreur, Monsieur Coqualo… ! » Il me coupa la parole : « Taratata, je sais tout ! Mais je serai muet comme une bonbonnière(6) ! » A ce moment-là je ressemblais à de la morue décongelée depuis quarante-huit heures. Il ne me restait plus qu’à aller à Cannes pour me noyer dans le port. (Grasse n’est pas au bord de la mer)…
A suivre…
Notes :
1:Marc ANTOINE (83 av JC-30 av JC).
Général, Homme politique et Militaire (Romain)
Entre -58 et -56, il servit comme officier de cavalerie durant les campagnes romaines en Palestine et en Égypte et, de -54 à -50, en Gaule sous Jules César qui se l’attache comme questeur en -53. Il est ensuite, toujours avec l’appui de César, augure et tribun de la plèbe. Marc Antoine, toujours prêt à prendre de téméraires résolutions, n’est sans doute pas totalement étranger à la décision de César de franchir le Rubicon. Il fut nommé commandant en chef de César en Italie et élimina les partisans de Pompée à Pharsale en -48 (il contrôlait l’aile droite de l’armée). Maître de cavalerie, premier lieutenant de César, il se comporte à Rome comme un véritable dictateur en second.
2 : Le Bronx est l'un des cinq arrondissements de la ville de New York aux États-Unis (avec Manhattan, Brooklyn, Queens et Staten Island). En 2010, sa population était de 1 400 761 habitants. Son nom provient de Jonas Bronck, un émigrant suédois qui fut le premier à coloniser cette zone.
Le Bronx est mondialement connu pour être l'un des coins les plus dangereux de New-York du fait de la violence des gangs et des trafics. Le Bronx est également connu pour être le berceau de la culture hip-hop.
3 : je suis maudit.
4 : logorrhée : trouble du langage caractérisé par un abondant flot de paroles débitées rapidement sur de longues périodes.
La logorrhée est un signe particulièrement caractéristique d'un trouble psychiatrique, la manie, ou accès maniaque. Le malade saute d'une idée à une autre, multiplie les jeux de mots. Son attention s'éparpille au gré des sollicitations extérieures, rendant impossibles réflexion et synthèse. Des éléments délirants peuvent être associés.
5 : voir Grasse (11). http://prof83.vefblog.net/Grasse_11
6 : muet comme une tombe.
Commentaires
vite vite la suite, j’adore le récit et suis surtout très fan de tes notes.
Bisous
Bé