Conseil de classe dans l'antiquité.
C'était la belle époque...
« Tirons notre courage de notre désespoir même. »
( Sénèque ).
« Portasses ? » me dit Jeanne ?
Elle semblait ne pas apprécier ou ne pas comprendre ce subjonctif imparfait un peu désuet, je l’admets, mais que j’aimais utiliser parfois pour décontenancer mes interlocuteurs. Alors je reformulais mon souhait :
« Au conseil de classe des 1èresS1 de ce soir, j’aimerais bien que tu ne portes pas de culotte ! »…
Elle me lança un regard chargé de haine, décapant comme de l’acide chlorhydrique. Alors, avec un ton inhabituel, elle fulmina :
« Pour qui me prends-tu ? Je ne suis pas une femme de mauvaise vie, moi ! »
Elle n’arrivait pas à se défaire de son vocabulaire d’un autre temps, de phrases de vieille fille coincée.
Alors, juste pour lui faire un peu de mal, je lui répondis :
« Oh, ce n’est pas grave. Tant pis si tu ne veux pas me faire plaisir ! »
J’essayais ainsi d’introduire dans son cerveau, un sentiment de culpabilité qui laisse des traces et qui empêche de bien dormir la nuit.
Jeanne se leva brusquement et sans répliquer, quitta la salle des professeurs en martelant le sol avec ses talons de quatre centimètres de haut.
Je ne la revis pas à la récréation de l’après-midi ; elle avait dû rester dans sa classe pour éviter de me rencontrer.
Les élèves de 1èreS1 que j’eus à quinze heures furent particulièrement tranquilles et studieux : ils appréhendaient leur conseil de la soirée. J’en profitais pour essayer de savoir qui était exactement le neveu de Monsieur Coqualo, sans succès car j’imaginais que ce neveu devait avoir une attitude un peu efféminée, ce qui était ridicule puisqu’en principe, l’homosexualité n’est pas héréditaire.
A 18h30 je me dirigeais vers la salle de réunion où devait se tenir ce conseil des professeurs. Quelques collègues fatigués étaient déjà là, assis autour d’une chaîne octogonale formée de tables collées, à la va-vite, les unes contre les autres. L’usure de la fonction et le découragement avaient creusé un maillage de rides irrégulières sur le visage de ces fantassins de l’éducation nationale, tous placés en première ligne, souvent blessés, mais avançant toujours, la tête haute, conscients qu’ils devenaient de jour en jour de la chair à canon. Dans cette salle, surpris par le silence, ils récupéraient des forces en vue de la bataille du lendemain matin. Jeanne était assise juste en face de la porte, seule, sans voisins à sa gauche et à sa droite. Elle attendait peut-être que j’allasse (1) m’asseoir à côté d’elle, mais je l’ignorai complètement, préférant me placer près de Séraphine, la prof de lettres classiques, capable de déclamer du Sénèque (2) en latin devant des élèves médusés, dont le vocabulaire imprécis et restreint, embrumait leur réalité quotidienne. Jeanne nous regardait. Ses yeux cachaient bien des mystères. Elle essayait de deviner ce que je pouvais bien raconter à Séraphine pour la faire rire autant. Le proviseur aussi nous regardait parfois avec un rictus d’adjudant-chef, prêt à mordre tous ceux qui ne respectaient pas sa parole sacrée, tous ceux qui polluaient ce sanctuaire et qui n’écoutaient pas sa messe en français. Sur l’écran blanc, déroulé sur un tableau vert mal effacé, défilaient les bulletins des quarante élèves, le bilan d’un trimestre peu satisfaisant. Que deviendront-ils quand ils seront adultes ? C’était une classe scientifique, on pouvait s’attendre à former des ingénieurs, des médecins, des chimistes travaillant à la fabrication de diverses drogues dans des laboratoires clandestins ou des chômeurs tout simplement. Quel sera le destin de ce tableau vert usé par la craie ? Dans quelle décharge allait-il finir ?
Le conseil se termina vers vingt-heures. La nuit était tombée depuis des lustres et nous sortîmes de la salle sur les genoux, plus fatigués que les pneus d’origine d’une Simca 1000 des années soixante.
Jeanne traînait pour ranger son carnet de notes et son stylo dans son sac rouge. De toute évidence elle m’attendait sans m’attendre. Moi, plus méchant qu’un herpès labial, je passai à côté d’elle comme on passe à travers un fantôme…
A suivre…
Notes :
1 : allasse : première personne du singulier du verbe « aller » au subjonctif imparfait.
2 : Sénèque, né dans l'actuelle Cordoue au sud de l'Espagne vers 4 av. J.-C., mort le 12 avril 65 ap. J.-C., est un philosophe de l'école stoïcienne, un dramaturge et un homme d'État romain du Ier siècle de l'ère chrétienne.