Les journées sont longues et usantes au lycée, les heures, en présence de plus de trente élèves qu’il faut supporter et qui mènent tous une vie dans un monde parallèle, n’ont pas la même longueur que les heures normales assurées dans une autre profession.
Mais je sais, je parle dans le vide, car la plupart des personnes pensent que nous sommes tous des paresseux. Je leur suggère de venir passer une heure dans une classe « normale » et elles verront ce qu’il s’y passe.
Enfin, à 17h la sonnerie trébuche comme un gong qui nous sauve du KO. La journée de travail au lycée se termine et le retour à la maison n’est pas une sinécure car des copies à corriger nous attendent.
J’avais carrément oublié les événements de la nuit précédente, c’est-à-dire la crevaison des pneus des voitures des copropriétaires de mon immeuble.
J’avais échappé à ces « sabotages » et mes voisins me regardaient avec un air de suspicion qui, je dois l’admettre, était parfaitement compréhensible.
Après avoir garé ma voiture, mon œil chercha Lola qui aurait dû commencer déjà son turbin. Mais point de Lola dans les parages ; j’étais déçu, car quand je la voyais, mon cœur se mettait à jouer « l’appassionata » (1) de Beethoven en allégro assai.
Après avoir diné, vers 21h, je tentais une descente vers le local à poubelles pour y jeter mes ordures que je n’avais pas triées. Mais chut ne le dites à personne, on n'en est pas encore à la dictature du tri des déchets, mais je sens que ça ne va pas tarder.
Je vis de loin, Madame Coqualo qui traînait devant la porte du local. Elle attendait une victime mâle pour exercer ses talents de flutiste émérite. C’était tentant et je pensais qu’une longue divagation dans sa bouche eût pu être très agréable. Mais je renonçais vite car Madame Coqualo ne se contentait pas d’une seule prestation et moi j’avais des copies à corriger et je voulais garder un minimum d’énergie pour ne pas sombrer dans le sommeil à partir de 22h18.
Pour éviter une ponction séminale, je décidais d’aller jeter mes ordures à l’extérieur, dans un endroit discret pour ne pas me faire repérer. Hélas pour moi, Monsieur Gédebras faisait les cents pas dans la rue pour surveiller les voitures. Un vent de folie soufflait dans le quartier.
Je dus employer des ruses de Sioux pour échapper à la vigilance de l’homme qui n’avait qu’un seul bras, mais qui avait deux yeux perçants comme ceux d’un aigle planant sur la Pampa.
Les lampadaires éclairaient ce qu’ils pouvaient, on aurait cru qu’ils fussent anorexiques, malades aux visages blêmes, vivant par intermittence dans notre monde énergiephobe où le gaspillage faisait figure de péché mortel.
En tournant brutalement à droite, je me retrouvai dans une rue presque parallèle à celle de mon immeuble et qui devait monter vers des coins abandonnés par la lumière. Quelques poubelles semblaient digérer leurs ordures en émettant des rots nauséabonds.
Moi je marchais vite, avec, dans ma main droite, un sac en plastique noir maigrement rempli par les déchets de mon frugal repas. Je cherchais un lieu propice pour me débarrasser de cet objet encombrant et j’avais aussi peur qu’un dealer qui allait faire son trafic dans un quartier proche d’un commissariat.
C’est qu’il ne fallait pas plaisanter avec nos ordures, aussi persécutées que les cheyennes dans l’ancien Far-West. C’est alors que, sous un réverbère qui louchait, une idée morbide commença à ramollir mon cerveau. Je venais de me souvenir que, dans mon sac poubelle, j’avais jeté une enveloppe publicitaire où figuraient mon nom et mon adresse.
J’étais perdu ! La brigade de surveillance des poubelles pirates aurait eu tôt fait de me retrouver grâce à ces indices. Je me voyais déjà condamné à une lourde peine pour « trafic et abandon » d’ordures dans un lieu inapproprié, de quoi m’envoyer à la prison de Grasse pour quelques années…
Il ne me restait qu’une seule chose à faire, pour ne pas être désigné comme un criminel par les écologistes-disciples-de-Nicolas-Hulot-le-terrible, retrouver la lettre dans le sac poubelle et la détruire. Avez-vous tenté d’ouvrir un sac en plastique que vous aviez préalablement fermé hermétiquement ? C’est aussi impossible que de participer aux 24h du Mans en 10h.
C’est là que la déprime vous saisit et que vous dites que vous n’avez pas de chance dans la vie. Une idée pas si farfelue que ça, vint effleurer mon lobe frontal : déposer mon sac maudit dans un container-poubelle près de la maison située à cinquante mètres plus haut et y mettre le feu. C’était une solution moins dangereuse que celle d’abandonner mes déchets. Un pyromane risquait un mois de détention avec sursis, alors qu’un « trafiquant d’ordures », plusieurs années de prison. Seulement je n’avais pas d’allumettes sur moi. Mon cerveau fumait et pas besoin d’allumettes pour cela !
Mes yeux désespérés repérèrent une fille qui attendait des clients : en fait une pute qui tapinait en fumant une cigarette. Je me dirigeai vers elle et je m’aperçus un peu tard que c’était Lola ; elle avait changé de rue. J’étais plus que gêné avec mon sac poubelle et mon menton mal rasé.
Mon cœur commença à s’emballer comme le moteur d’une Ferrari vingt-quatre soupapes poussé dans ses derniers retranchements. Je ne pouvais plus reculer ; elle m’avait reconnu et venait vers moi en remuant ses fesses pour m’exciter davantage. Elle eut un petit sourire pervers, vicieux, angélique, craquant, mystérieux, je ne sais plus… J’oubliais les allumettes et je me jetais à l’eau en lui disant :
- J’attends toujours ma récompense !
C’est alors qu’elle me répondit, en me présentant ses seins pointus comme des poires sur un plateau :
- Mais, tu l’as déjà eue, ta récompense, mon chéri !
A cet instant précis, je me dis que j’allais certainement rejoindre Monsieur Ladérovitch, mon voisin atteint de la maladie d’Alzheimer.
Apparemment j’avais tout oublié…
A suivre…
Notes :
1-La Sonate pour piano no 23 en fa mineur, op. 57, dite l'«Appassionata», a été composée par Ludwig van Beethoven entre 1804 et 1805. C'est sa vingt-troisième sonate sur trente-deux.