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Prof dans le "neuf-trois"
LE MONDE
Les estrades.
Dans la cave du collège gisent les estrades oubliées depuis trente ans. Elles ont été bannies. Condamnées comme symbole d'une autorité abhorrée. Sans elles, les tableaux noirs sont démesurément hauts et les professeurs les plus petits ne les utilisent qu'à moitié ou passent leur temps juchés sur une chaise. Parfois, une prof à l'ancienne, chemisier et tailleur, calligraphie à l'anglaise, stylo plume et bouteille d'encre rouge, craies en étui, demande qu'on lui en ramène une à la surface. Elle retrouve alors le bruit disparu des talons qui claquent sur le bois creux et le regard amusé des élèves qui espèrent qu'elle trébuche. Elle doit cependant subir les récriminations des dames de service, qui lui font savoir que les estrades ne facilitent pas le nettoyage de la salle.
Le plafond.
L'autorité d'un professeur s'évalue à l'aspect du plafond de sa salle. Le strict et redouté a un plafond immaculé. Le prof chahuté et dépassé a un plafond plein d'encre, de cartouches (les élèves les enduisent de colle puis les lancent le plus verticalement possible), de mouchoirs mouillés collés, de chewing-gums et d'autres choses inimaginables. On dirait des stalactites. Cela confère à la pièce une atmosphère rupestre dont elle avait bien besoin.
On ne pense pas assez à regarder le plafond. Il joue rarement un grand rôle dans la vie du collège. Il ne devient important que lorsqu'une plaque s'en détache, qu'un néon se délite ou que le prof de musique - dont la salle, par chance, se trouve au-dessus de la vôtre - décide d'initier les élèves à la pavane, à l'art du podophone ou se prend pour le Lully des collèges (ce qui a pour avantage de faire tomber les projectiles).
Maman.
Un gros dur. Impossible de lui faire décrocher un sourire. Il se montre odieux, agressif. Souligne de toutes les manières possibles que votre cours l'ennuie. Il soupire de temps à autre. Traîne les pieds en entrant dans votre salle. Lève les yeux au ciel à la moindre remarque. Marmonne des insolences. Puis vient le jour où il vous adresse la parole pour la première fois et vous appelle "maman". Grand moment. La classe est écroulée de rire. Lui se fait tout petit dans ses grosses baskets. Il est parfois drôle d'enfoncer le clou en lui rétorquant : "Ecoute, tu exagères, en cours je suis ton professeur et non ta mère, nous avions décidé que la classe ne saurait pas que tu es mon fils." Là, le gros dur ne peut s'empêcher de sourire et de rougir un peu. Il en serait presque attendrissant.
Démagogie.
L'un des désagréments de l'enseignement, c'est que parfois (et même souvent) les élèves ne vous aiment pas. La plupart du temps il y a de quoi. Le professeur passe une grande partie de son temps à râler, surveiller, traquer, faire taire... Ce n'est jamais agréable de n'être pas aimé de ses élèves. Certains semblent terrorisés par cette idée, d'autres sont avides de séduction, d'autres encore dramatiquement sympa. Tout cela mène bien souvent à des formes multiples et variées de démagogie. Ce qui ne serait qu'un mal isolé si cela ne contribuait pas aussi à discréditer les professeurs qui persistent à travailler, transmettre, exiger sans pouvoir être sympa et jouer les animateurs tout le temps. Comment, en effet, continuer à faire visiter le Louvre à ses élèves quand d'autres leur proposent d'assister au "Bigdil" (objectif pédagogique : étude des médias) ? Comment organiser un voyage culturel en Espagne quand d'autres, au même moment, les emmènent s'éclater au ski (objectif pédagogique : apprentissage de la vie en collectivité). Comment faire cours quand, dans la salle d'à côté, le professeur regarde les matchs du Mondial à la télé (on espère au moins qu'il aura fait des commentaires liés à sa matière) ?
Le problème du prof démago, c'est souvent qu'il est chouette : il a envie de plaire à tout le monde et l'on a envie d'être son copain. Contrairement au prof élitiste, qui ne se balade jamais sans son "Budé" de Juvénal et l'œuvre complète de Chateaubriand, utilise des expressions latines, ose dire que certains élèves sont ignobles, émet l'idée qu'il y a un petit problème de niveau, se plaint de la carence d'autorité dans l'établissement - personnage qu'il est facile (trop facile) pour certains de détester -, le prof démago est désarmant. On a un mal fou à en penser du mal. Il vous renvoie même une image désastreuse de vous-même. Il vous oblige à des remises en question permanentes. On se sent rigide, strict, vieillot, distant. On a toujours l'impression de n'avoir rien compris. Il a plein d'idées chouettes, se "bouge" pour les "gosses", est au fait de la situation familiale de chacun (et c'est vrai qu'il y a souvent de quoi excuser les élèves tant c'est peu réjouissant), connaît les secrets de l'établissement, possède la clef de toutes les salles, participe à toutes les réunions, fait des projets avec la ville, le département, la région, visite tous les salons (la porte de Versailles est son royaume), dialogue avec les élèves, sait ce qu'ils pensent de vous, connaît les surnoms, les potins, parle jeune... Un peu mono, un peu GO, un peu assistant social, très pote et complice, pas mal aîné grand frère, il lui reste peu de temps pour être prof.
Exotisme.
On surprend un élève avec un couteau de cuisine dans son sac. Il n'est exclu qu'un seul jour. Je demande pourquoi. On m'explique doctement qu'en Afrique le port du couteau est signe de virilité et que tout homme le conserve en permanence à son flanc. Honte à celui qui voudrait punir sévèrement cet élève, car ce serait non seulement très raciste mais aussi vraiment castrateur (de l'utilisation de la psychanalyse dans l'éducation nationale...). Cette personne se croit tolérante lorsqu'elle imagine les enfants africains arrivant à l'école le coupe-coupe à la main.
Autoriserait-on un enfant canadien à apporter sa tronçonneuse en classe ?
La banlieue.
Mon collège n'est qu'à quelques stations de métro de Paris. Il serait donc tout à fait aisé pour les élèves de se rendre dans la capitale. Et pourtant je constate à chaque sortie avec eux qu'ils n'ont jamais vu le Louvre, la place de la Concorde, le jardin du Luxembourg, ni même parfois la tour Eiffel. Paris les intimide, ils n'ont pas l'idée d'y aller, ils n'y sont pas à l'aise. Il y a entre eux et la ville comme une frontière invisible et symbolique qu'ils n'osent franchir. Ils se sentent mieux dans leur département, auquel ils donnent tous les signes de l'attachement le plus profond, à commencer par le sobriquet "neuf-trois" qu'ils inscrivent partout, sur leur trousse, leur agenda, les murs, les tables, les chaises, parfois leurs copies, sous forme de tags assez peu réussis. Nous sortons donc à Paris en touristes, prenant parfois les bateaux-mouches, comme s'ils habitaient à des centaines, voire des milliers de kilomètres de cette ville.
Versailles.
Nous devons aller visiter le château de Versailles. Les élèves semblent préoccupés par cette idée. Je leur demande pourquoi. Ils me disent qu'ils n'ont rien à se mettre de correct pour aller au château.
Petit reste de monarchisme en Seine-Saint-Denis.
Aller au théâtre.
Deux classes travaillent sur le concours de la Résistance. D'anciens résistants viennent au collège leur parler. Ils les trouvent sympathiques et décident d'inviter tous les troisièmes de l'établissement à une pièce de théâtre relatant l'histoire d'une famille juive pendant la guerre. Tout cela se fait au dernier moment, s'improvise : et hop ! tous au théâtre.
Les lumières s'éteignent et le chaos commence. Pendant une heure et demie les élèves hurlent, s'esclaffent, insultent les acteurs. A une femme en tenue de déportée : "A poil, salope !" A un père qui dit adieu à son enfant : "Pédophile !" D'autres crient : "A la douche, à la douche !" Une heure trente abominable. Les lumières se rallument. L'un des acteurs vient annoncer que la troupe refuse de saluer. Quelques profs sont en larmes. Les résistants qui avaient invité tout le monde partent, certains pleurent. Le malaise est général. Un élève monte sur la scène et crie à ses camarades : "Frères musulmans, mes frères, ce que nous avons fait est mal, nous n'avons pas respecté le travail de ces acteurs..."
Les jours suivants, le collège est en émoi, des discours sont tenus aux élèves. Ces derniers décident de se rattraper. Ils bricolent une invitation qu'ils distribuent aux anciens résistants et déportés de la commune ainsi qu'aux acteurs et au metteur en scène, les conviant à une rencontre dont le contenu reste secret. Au passage, la jeune fille qui distribue le tract traite de salope une prof qui, selon elle, aurait "mal pris le papier". Par la suite, cette même charmante jeune fille, après une vraie minute de silence à la mémoire des morts (ce qui est un exploit), lit une lettre d'excuse et remet des fleurs aux résistants, aux acteurs et aux profs. Beaucoup pleurent. Les élèves vont ensuite au cimetière déposer des fleurs sur le monument consacré aux morts en déportation.
Je ne sais s'il faut hurler de rire ou vomir devant ce repentir hollywoodien : peut-être les deux (mais dans quel ordre ?).
La misère du monde.
Le père d'une élève s'est suicidé. Depuis, elle a des pertes de mémoire et tombe sans cesse malade. La mère d'un jeune garçon ne veut plus l'avoir à sa charge, il vit désormais chez ses grands-parents. Le jour de son anniversaire, il attend sa visite toute la journée, elle ne vient pas. Il s'endurcit.
Une jeune fille dont la naissance n'était pas désirée est élevée par ses grands-parents, qui l'infantilisent. Elle suce son pouce à longueur de cours.
Un élève fait des allers-retours entre le domicile de sa mère et des familles d'accueil. Il est dans l'affrontement perpétuel.
Un de ses camarades arrive tout juste d'Afrique ; son père meurt d'une crise cardiaque deux mois plus tard.
Une autre débarque précipitamment d'Algérie ; on a peine à imaginer ce qu'elle y a vu et perdu.
Tous ces cas dans une seule et même classe. Ils vont mal, ils en donnent tous les signes. Ils deviennent souvent incontrôlables. Ils se montrent odieux. Ils restent sans aide, sans soins. Ils sont tous les jours devant nous. Notre sévérité et notre agacement envers eux nous paraissent tour à tour du respect et de la cruauté. Nous tentons de comprendre sans excuser. Nous nous efforçons de faire abstraction, d'éviter l'empathie, de travailler hors contexte, hors société. Dans tous les cas nous sommes injustes, balourds, peu délicats. La misère du monde pénètre au collège et nous ne savons qu'en faire. Alors on se dit que le mieux est de continuer à travailler normalement, de juger des résultats scolaires, de vérifier que les devoirs ont été faits, de veiller à ce que chacun se tienne bien en classe, comme si de rien n'était. De ne considérer que l'élève. Toujours avec l'idée que l'on est peut-être monstrueux.
Onanisme.
Un élève de sixième, obèse et rejeté par ses camarades, se masturbe en cours. Il ne se rend pas vraiment compte de ce qu'il fait, il est comme absent. Lorsque j'en parle, on me dit : "Il faudrait voir s'il ne fait ça qu'avec toi", puis on ajoute : "Mais, au fait, tu étais habillée comment, ce jour-là ?"
Les crachats.
Mon collège est doté de beaux escaliers en bois. Cela pourrait être tout à fait joli si chaque marche n'était ornée d'un gros mollard luisant et encore chaud. Dans les couloirs, c'est pareil. Parfois, un élève crache à 10 centimètres de vos chaussures avant d'entrer dans votre cours. Je ne parle pas des crachats que certains laissent tomber dans le plat de la cantine afin de dégoûter leurs camarades et de pouvoir se servir à volonté. Nous sommes alors obligés d'expliquer que cet acte est intolérable, et de punir. Comme souvent, des adultes fort généreux et cultivés viennent au secours des élèves en affirmant que, dans certaines régions du monde, il est tout à fait courant de cracher par terre (en classe, à la maison, dans un bureau, sur son oreiller, dans son assiette, aussi ?) et que nous sommes particulièrement racistes et odieux en punissant ce genre de faits. Même chose lorsqu'il nous arrive de punir un élève qui rote en plein milieu du cours (ce qui n'est pas exceptionnel).
Heureusement, personne n'a trouvé pour l'instant d'excuse ethnologique pour interdire de punir ceux dont le grand jeu est d'uriner sur votre porte ou de déposer des excréments dans les couloirs.
La langue.
Les élèves de sixième n'ont pas d'accent. Pardon, les élèves de sixième ont un accent parisien. Cela ne dure pas. En trois, quatre mois, ils prennent l'accent du "neuf-trois". Ils parlent d'abord ainsi entre eux, puis quand ils s'énervent, enfin tout le temps. Quand je le leur dis, ils s'en amusent, puis ne s'en amusent plus du tout. Leur vocabulaire et leur intonation n'ont rien de véritablement inventif ni désopilant. Osons dire qu'aplatir tous les mots et sembler prêt à exploser d'agressivité dès qu'on ouvre la bouche n'est digne de personne. Il faudrait aussi se demander si l'on peut avoir des pensées profondes et subtiles avec vingt mots de vocabulaire. Que l'on cesse de croire que chaque môme est un petit MC Solaar. Il n'y a pas grand-chose de rigolo dans tout cela, il n'y a qu'un registre de discours limité et souvent assez laid. Un registre discriminant, aussi, celui de la misère sociale comme culturelle.
© Librairie Arthème Fayard
Collèges de France, de Mara Goyet, éditions Fayard
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Commentaires
rien que le titre ne me donne pas envie de lire...oui je pense que cela me rappellerait de mauvais moments de mon début de carrière de prof de la région parisienne...j'avoue je ne suis pas nostalgique de cette époque. Ceci dit j'ai peut être tord de ne pas le lire.