Le boulier du libraire.
( calculatrice sans pile )
Je sortis du labo, juste avant l’arrivée des élèves. J’espérais ne pas rencontrer une collègue qui aurait été tentée de me faire la bise. Mon visage, avec la douche bio qu’il avait reçu, n’était pas très présentable. Hélas, au bout du couloir, je vis apparaître Evelyne, elle aussi prof de physique, qui me fit un signe de la main en m’apercevant. Que faire pour l’éviter ? Devant moi, un élève de cinquième avançait en sens contraire en se chamaillant avec son camarade. Je m’arrangeai pour qu’il me heurtât et pour me mettre en colère quand il ne s’excusa même pas. Evelyne était presqu’à mon niveau et je la vis qui amorçait un mouvement pour m’embrasser. Je fis semblant de ne pas remarquer sa présence et je demandai à l’élève chahuteur son carnet de correspondance pour lui donner une observation écrite. Ma collègue s’éloigna discrètement, un peu gênée. Ouf, je l’avais échappé belle ! Devant moi, l’élève attendait, en espérant gagner le plus de temps possible pour arriver en retard à son cours avec une bonne excuse. C’était un petit rondouillard espiègle aux cheveux roux qui me regardait avec l’air de penser :
« Mais prenez votre temps, je vais arriver avec au moins quinze minutes de retard au cours de SVT ! »
C’est alors que je lui rendis son carnet en lui disant :
« Sauve-toi et surtout ne recommence pas ! »
Il avait échappé à une observation écrite et moi à la bise de ma collègue.
Je sortis du collège à 14h20 et pour ne pas entrer trop tôt chez moi, j’allais faire un tour dans une librairie un peu poussiéreuse, située à dix minutes de l’établissement.
Le libraire me regarda comme si j’étais un voleur. Mais qui irait voler un livre à notre époque ? Je me déplaçais dans les allées étroites qui délimitaient les rayons surchargés de livres probablement illisibles. Le libraire, inquiet, me suivait à distance, il n’avait probablement plus vu un client depuis des lustres (1). Sur une table, aussi ridée qu’une pomme avariée, quelques livres étrangers attendaient la délivrance. Je fus attiré par un roman de MO YAN, un écrivain chinois. Le titre un peu énigmatique, « Les treize pas », éveilla ma curiosité et instinctivement je me mis feuilleter l’ouvrage pour connaître un peu son style. Mais qu’avais-je fait ? Le libraire se précipita sur moi, l’air furieux, comme si je voulais violer sa femme (probablement centenaire). J’eus juste le temps de lire qu’il était question de professeurs de physique dans la Chine des années quatre-vingts. Je jure que je ne me plaindrai plus car être professeur en France est un paradis en comparaison de la vie d’un enseignant chinois au temps de Mao Tsé Toung. Pour calmer l’angoisse du libraire probablement au bord de l’apoplexie (2) et de la faillite, je lui dis, en lui tendant le livre :
« Je l’achète, je l’achète ! »
Il me regarda comme si je parlais en hindoustani (3) et répliqua :
« Je vous avertis, je n’accepte ni les chèques, ni les cartes bancaires ! »
Pour le provoquer un peu, je lui dis :
« Vous acceptez les ‘yuans’ (4) ? »
Il devint aussi rouge que lors de sa nuit de noce, il y a longtemps, longtemps…
« Suivez-moi ! » me dit-il et il me conduisit vers la caisse où trônait une machine d’un autre temps. Il ouvrit un tiroir et sortit un boulier japonais en ivoire. Sa main parcheminée jongla avec les boules à la vitesse d’un cheval au galop et il m’annonça :
« Ça fait 63 yuans ! »
Devant ma mine effarée, il me dit :
« Vous n’avez pas de chance, jeune homme, car je suis marié avec une chinoise ! »
Il eut alors un soupir nostalgique et le regard languissant d’un français amoureux d’une asiatique. Il me dévisagea avec un sourire moqueur et me confia :
« Je vous ai fait peur, hein ? Ici le temps ne passe pas très vite et je m’ennuie souvent. Il n’y a pas beaucoup de clients et je suis vieux, très vieux. Je ne vous dirai pas mon âge car vous ne croiriez pas… »
Moi, je lui donnais dans les quatre-vingts ans. Quand je lui fis part de mon estimation, il se mit à rire avec des soubresauts de puce agonisante. Il répliqua :
« Vous êtes loin du compte jeune homme ! Et ça fait huit euros pour le livre ! »
Je n’avais pas la force de quitter cette librairie. J’y étais entré à 14h30 et il était…
« Encore 14h30 ? Zut ma montre s’est arrêtée ! »
Le libraire me poussa vers la sortie en me saluant :
« Au-revoir Monsieur le professeur de physique et inutile d’aller faire réparer votre montre. Elle redémarrera dès que vous serez sorti ! »
Effectivement, ma montre se remit à vivre au contact de l’air de la rue et je constatais avec effroi que le temps s’était arrêté pendant trente minutes dans cette librairie…
A suivre…
Notes :
1- Lustre : période de cinq ans.
2-Apoplexie : accident vasculaire cérébral pouvant entraîner une paralysie partielle ou totale. (AVC)
3- Hindoustani : linguistique. Mélange d'ourdou et d'hindi occidental qui se répandit dans toute l'Inde du XVIe au XVIIIe siècle.
4- Le yuan ou renminbi (littéralement : « la monnaie du peuple ») est la devise nationale de la Chine à l'exception de Hong Kong et Macao. Le yuan est l'unité de compte, et le renminbi la monnaie réelle.